Récits
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Récit vécu par "Capitaine REGIS 78-02".
Enregistrement à LONDRES de CHAPUS Jean, père.
Chef de gare à ROMANS.

ROMANS était occupé par 200 Allemands et le poste de guet de CHATEAUNEUF-SUR-ISERE se trouvait à 2 km 500 environ du terrain choisi pour ce parachutage.

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"Au début d'avril 1944, le Commandant d'une Compagnie Civile de l'Armée Secrète DANIEL avec qui j'étais en rapport étroit attendu qu'il couchait de temps en temps chez moi pour dérouter cette "brave" Milice ou Gestapo, me déclara entre autres choses :

"- J'attends un parachutage important d'armes et munitions, puis-je compter sur vous ?
- Entendu, on y sera."

Le 26 avril 1944, vers 19 H, il entre en trombe et me jette rapidement :
"- C'est pour cette nuit, je file prévenir tout le monde.
- Où on se trouve ?
- Rendez-vous chez moi à 20 H."

J'en informe ma femme qui a toujours été au courant de toutes nos opérations. Elle dit simplement :
"- Et Manot ? (Manot est mon fils qui, malgré ce diminutif employé, mesure 1m80)
- Manot restera, il peut y avoir du danger puisque un poste boche se trouve à 2 km environ. Il vaut mieux qu'un de nous reste à la maison.
- Eh bien, tu n'as pas l'air de bien connaître ton fils ! Si tu crois qu'il va vouloir rester... D'ailleurs, c'est plutôt sa place que la tienne.
- D'accord, mais j'ai promis d'y être et ça ne peut plus être discuté. "

Là-dessus, le grand Manot rentre du collège. Il est mis au courant :
"- Chic alors ! enfin on va faire quelque chose d'intéressant..."
Que vouliez-vous dire ?
Il file également prévenir ses camarades.

A 20 heures, nous partons donc, chacun de notre côté, lui pour le chemin des Méannes où il devait attendre près du stade. Moi, pour la demeure de Daniel.

J'arrive chez Daniel. Deux ou trois personnes silencieuses me sont présentées. Je ne les avais jamais vues. Un grand diable à la figure sympathique était attablé et liquidait de bon appétit un petit repas préparé à la hâte par Madame Piron. Il m'est présenté comme Mr J.P., Commandant Américain. Un dur de dur qui, je l'ai su par la suite, en a fait voir de toutes les couleurs à la Gestapo.

On branche la radio pour prendre les messages de 21 H 30. et savoir s'il n'y avait rien de changé au programme. Le premier message était bien pour nous :

"Jean-Pierre aime la citronnelle 2 fois et peut-être la poésie lyrique 3 fois"

On boucle, nous en savions assez. On a beau se croire de vieux endurcis, le cœur bat un peu fort mais le calme et la bonne humeur de notre Américain qui sort un gros cigare remet tout en place et nous attendons la nuit noire en bavardant et fumant.

Soudain, quelqu'un frappe à la porte. On ouvre prudemment. Madame Ganimède entre un peu essoufflée :
"- Attention ! il y a un coup dur à Chatillon-St-Jean entre résistants et P.P.F. Les barrages de police sont sur la route. Il peut y avoir aussi des Allemands. "

Diable ! Nous nous serions bien passés de cette complication. Notre Américain qui pourtant parle le français aussi bien que nous, fume imperturbablement son cigare. ça n'a pas l'air de l'intéresser le moins du monde. Il m'en impose ce grand "escogriffe" et on ne peut moins faire que de prendre un air désinvolte.

On discute. Les gendarmes sont nos amis. Il n'y a pas à hésiter. Un de nous file à la gendarmerie pour exposer la situation. Tout va bien. Un mot de passe est convenu.

Vers 22 H, en plein couvre-feu, on démarre. Je suis dans une magnifique conduite intérieure qui roule tous feux éteints. En passant le long du stade, nous faisons signe à des ombres d'avoir à nous rejoindre chez Taravello où les camions sont sous pression (gazogènes au bois).

Tout va bien. Dans les écuries de Taravello une trentaine de gars sont rassemblés. Quelques mitraillettes dépassent les épaules. On discute à voix basse :
"- Si nous sommes attaqués, que faisons-nous ?
- Bagarre.
- D'accord ! "

Vers 23 H, on file par des chemins de traverse, tous feux éteints. Il fait froid. Empilés dans les camions découverts, nous nous aplatissons au mieux pour que rien ne dépasse, les mitraillettes et grenades à la main. On plaisante à voix basse bien que la tension soit assez forte.

Nous voilà enfin sur la route de Tain. Tout va bien quand au moment de bifurquer sur Chateauneuf-sur-lsère, un camion nous aveugle de ses phares et, brusquement, nous double.

Alerte ! C'est louche...

La grosse voiture de notre Américain fonce à 100 à l'heure et va barrer la route au camion. Ce n'était qu'un commerçant qui rentrait.
"- Opération de police. Pas un mot de toute la nuit. Votre vie en dépend. "
Et on laisse partir ce brave homme qui n'a pas dû en fermer l'œil de la nuit.

Il fait noir. Nous distinguons tout de même deux camions garés dans un chemin de terre. Quelques ombres errent autour. Nous sautons. On s'interpelle à voix basse. C'était des amis de St-Donat venus pour la même cause et qui avaient déjà placé des postes avec F.M. aux points importants des chemins.
"- Dispersez-vous dans les champs et couchez-vous ! Pas de bruit, les Boches ne sont pas loin. Nous attendrons jusqu'à 2 Heures. Nous devons recevoir au moins 2 avions et peut-être 3. "

Notre Américain et l'opérateur installent les balises électriques le long du chemin dans le sens du vent et mettent l'appareil émetteur de T.S.F. en état de fonctionner. Tous ces appareils ont été extraits d'une camionnette minable dont un boueux n'aurait point voulu. (Combien de fois cette brave camionnette n'a-t-elle pas passé sous le nez des miliciens et des boches qui auraient payé sa prise d'un prix fou ?...)

Nous sommes disséminés dans la plaine par petits groupes. Je suis avec mon fils et d'autres camarades. Nous nous couchons dans l'herbe et discutons en sourdine.

Viendront-ils ? Il s'agit des avions bien entendu.

La bise aigre nous glace les os. On se serre pour avoir moins froid.

1 Heure ; rien encore. On se lève pour courir un peu et se réchauffer en profitant des coins les plus sombres, les silhouettes ne devant pas se profiler. On trouve d'autres groupes qui font de même.
Toujours les mêmes mots : pourvu qu'ils viennent !

Je rencontre le Chef Daniel qui me lance :
"- Vous ne siffleriez pas un coup de gnole ? (alcool très rare à cette époque)
- Ah si alors.
- Suivez-moi. "
Près d'un camion qui semble abandonné, une tête se dresse.
"- Passe la bouteille "
C'était un litre de gnole et de la vraie. Le goulot fait la connaissance de nombreuses bouches qui exhalent un soupir de satisfaction.
ça va mieux... Sûr qu'ils viendront...

En revenant, nous passons à côté d'un groupe très affairé autour du robinet d'un tonneau de vin. En voilà qui n'avaient pas perdu le nord. Le moral est bon.

1 Heure 20. Les bavardages s'arrêtent brusquement.
"- Tu as entendu ?" Inutile de dire quoi.

Les respirations sont suspendues. Plus de doute : c'est un avion multimoteur qui vient droit sur nous. On saute de joie. Tout le monde est debout. Les bouées s'éclairent et projettent vers le ciel leur mince pinceau blanc.
"- Attention ! il nous survole "

On écarquille les yeux sans pouvoir dénicher l'appareil qui ne semble pourtant pas très haut. Il file en direction de Romans. Le bruit des moteurs décroît pour s'éteindre bientôt.

Malheur ! Ne nous aurait-il pas vu ?

Nous sommes prêts à désespérer de tout...

Nous étions loin de penser que notre opérateur de T.S.F., sur sa camionnette, était tout simplement en conversation avec l'avion et que ce dernier allait faire un grand tour pour dérouter sans doute les curieux indésirables ; et quelques minutes plus tard, il fonçait sur nous, vent dans le nez, deux petites lueurs brillant sous ses ailes.

De 2 à 300 mètres de hauteur, une multitude de boules sombres sont projetées de ses flancs.

On ouvre les yeux comme des fenêtres pour repérer les points de chute. La bise est assez forte ; nous aurons peut-être du mal à tout trouver...
"- Attention aux têtes !" Un fort craquement sur ma droite : c'est un container de quelque 200 kg qui vient de "caresser" un mûrier.

On bondit vers les points de chute. Les parachutes déployés permettent heureusement de tout retrouver. Mais certains sont allés tomber loin, il faut partir en patrouille. Quelques jurons bien sentis soulignent la disparition de plusieurs d'entre nous que des fils de fer placés dans une vigne ont traîtrement fait plonger le nez dans la terre.

Si on avait eu froid, maintenant on transpire à grosses gouttes.

Il faut ensuite transporter les containers jusqu'aux camions. Ils font dans les 180 kg. A quatre, par les poignées tenues d'une main seulement, c'est dur. Mais les plus chétifs se trouvent des forces de lion. Trente minutes plus tard, nous comptions soigneusement les "colis". Il y en avait 21. Le compte y est, tout va bien.

Nous avions à peine terminé qu'un deuxième avion survenait et la même opération recommençait dans des conditions exactement pareilles.

Nous sommes littéralement émerveillés d'une telle précision.

Que des avions venant d'Angleterre arrivent par nuit noire, à trouver notre petit coin perdu, cela dépasse presque l'imagination et fait honneur aux aviateurs et surtout aux organisateurs des parachutages qui, pour atteindre une telle perfection, risquaient leur vie chaque jour.

Plusieurs des amis rassemblés cette nuit-là ont d'ailleurs disparu par la suite, sacrifiant volontairement leur existence pour la libération de la France.

Le retour se fit sans heurt. Les camions sont garés chez Taravello vers 5 H, soit à la fin du couvre-feu, chacun rentra chez soi avec un petit air innocent qui aurait rassuré tous les boches de notre bonne ville.

Quelques heures plus tard, les Allemands étaient sur les lieux du parachutage mais n'y trouvèrent que la trace de nos semelles. "

Romans, le 15 Décembre 1944
CHAPUS JEAN Père,
Chef de gare à Romans
Capitaine REGIS 78-02 dans la Résistance


Jean Chapus

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Parachutage du 26 Avril 1944

Liste des membres du Groupe DANIEL y ayant participé (J'ignore les noms du groupe de St-Donat)

PIRON René (DANIEL)PEROTTI Eugène
SEGUY HectorMAGNAT Léon
ACHARD JulienFABRE Roger
LAULAGNET LouisPACHOT Albert
CHAPON LéonROUSSET Félix
BOURGUIGNON AiméALLONCLE Eugène
SCHULLER PaulTARAVELLO Octave
TARAVELLO AlphonseTEZIER Aimé
EZINGEARD MariusBIENTZ René
JANSEN MarcelMORIN André
BOLOGNE JeanCHARLON Léon
MENU AiméBURAIT Roger
MOREAU PaulLAURENT Jean
GODMER LaurentCHAPUS Jean père
CHAPUS Jean fils
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Parmi la liste des hommes qui ont participé à ce parachutage, 9 étaient sous les ordres d'Octave TARAVELLO car ils travaillaient dans son entreprise. Il s'agit de :

BURAIT RogerBOLOGNE JeanCHARLON Léon
MENU AiméLAURENT JeanGODMER Laurent
TARAVELLO OctaveTARAVELLO Alphonse

Deux camions de l'entreprise furent utilisés :
1 camion Berliet 6T conduit par CHARLON Léon
1 camion Berliet 3T conduit par TARAVELLO Alphonse

A savoir :
Pour couvrir l'entreprise de cette utilisation, une déclaration de vols des véhicules se trouvait dans les mains du Commandant de gendarmerie au cas où une interception de l'ennemi aurait lieu.

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La Luire, lumières de femmes

Neuf juin 44. Les hommes tombent comme des mouches, du côté du Vercors, dans le maquis. De deux cents, les résistants sont passés à plus de trois mille. Les blessés s'entassent et rien alentour pour soigner. Plus bas, dans la plaine, Marie, "Jeanne" pour le réseau, devenue infirmière par la force des choses, son mari, brancardier, sept autres infirmières et trois médecins de l'hôpital de Romans lèvent le camp. Façon de parler. Direction Saint-Martin-en-Vercors, pour "monter" un hôpital. Elles ne sont pas de trop les sept infirmières pour s'occuper des maquisards. Presque toutes sont résistantes, presque toutes ont été entraînées. Mais rien là-bas ne se sait. Rien là-bas ne se dit. Arrive un lieutenant, Marcel Coulet, blessé à Combovin. Lui sera soigné par Cécile Goldet et Marie "Jeanne" Robblès. Souvenir inaltérable d'une rencontre sous les bombardements, d'une mort à laquelle ils ont tous deux échappé, d'une survie dont ils s'étonnent encore. Des liens qui s'apparentent à ceux du sang.

A l'hôpital de Saint-Martin, ils passent peu de temps. Vite, l'équipe soignante doit s'enfuir, transporter les blessés dans un endroit à l'abri des fusils allemands. Un court détour par l'hôpital de Die qui devient vite, lui aussi, un impossible refuge. De là, infirmières, médecins, brancardiers et blessés filent dans les anfractuosités du Vercors et s'abritent dans la grotte de Luire. Tristement célèbre. Marie ne connaît pratiquement pas le métier d'infirmière. Et pourtant, elle aide, elle soulage, elle soigne parfois. Elle réconforte, jusqu'à sentir des gestes qu'elle ne connaît pas. Juste pour lutter, juste pour résister.

Si c'était à refaire...

Pour des raisons que les résistants se disputent encore, la grotte est découverte par les Allemands. Marie et les siens avaient senti la menace et s'étaient préparés au pire. Ils avaient sorti les blessés les moins graves accompagnés des aides-soignantes. Marie et quelques uns se sont réfugiés derrière la grotte. Marcel Coulet, dans la forêt en face. Juste assez loin pour pouvoir tout voir. Pour pouvoir voir le grand drapeau blanc barré d'une croix rouge à l'entrée de la grotte qui n'émeut aucun uniforme vert. Pour pouvoir voir les balles ricocher sur les rochers et celles s'enfoncer dans les corps de trois blessés. Traînés hors de la grotte et fusillés. Marie, elle n'a rien vu. Mais a tout entendu. Les bruits des balles, les vociférations, les ordres. Les sept infirmières et les deux médecins restés à l'intérieur de la grotte sont priés de suivre les Allemands. Ils seront déportés.

Marie se dit qu'un ange est passé. Qui l'aurait préservé de la mort. Cette mort qu'elle disait "attendre" parce qu'elle ne voyait pas d'autre issue. Cette mort qu'elle croyait inéluctable. Jamais, dit-elle, elle "n'aurait pensé revenir à Romans".

La peur est atroce, la souffrance, pis encore, mais Marie dit que si c'était à refaire, elle n'hésiterait pas une seconde. Elle était une résistante volontaire, répète-t-elle à l'envi, et cette force, personne n'aurait pu la lui enlever.

Seules cinq des infirmières vivent encore aujourd'hui. Marie y songe avec fébrilité. Et avec douleur aussi. Elle sait que l'âge avance et que la mémoire de cet inimaginable épisode s'éteindra un peu avec elles...


Des retrouvailles pour Marie Robblès et Marcel Coulet : des liens qui s'apparentent à ceux du sang.

Marie Robblès

Marie dite "Jeanne", entraînée par hasard. Comme presque tous les résistants. Elle travaillait à l'hôpital de Romans avec le docteur Ganimède depuis 1943. Elle était sa gouvernante, sa secrétaire, sa confidente. Lui était déjà résistant, elle n'a eu qu'à le suivre, avec son mari jusqu'à l'hôpital de Saint-Martin-en-Vercors, puis jusqu'à la grotte de la Luire.

Aujourd'hui, elle a 83 ans, bientôt 84, avoue-t-elle dans un coquet sourire. Elle habite toujours Romans. Et s'efforce de répondre à toutes les sollicitations des classes, pour raconter et surtout pour transmettre.

Article paru dans l'Impartial

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Rosine Crémieux, ancienne infirmière à la Luire


Rosine Crémieux

Déportée en Allemagne avec ses six autres compagnes (l'une d'elles n'en reviendra pas), Rosine Crémieux était déjà revenue à Vassieux à plusieurs reprises. «Avec mes enfants, avec des amis" confie-t-elle. Cette fois, elle était là pour "sortir du récit désincarné" comme elle le dit si bien, "rencontrer les enfants et petits enfants" de ceux qu'elles a connus. Mais il ne fut pas pour autant question samedi du massacre et de l'assassinat des blessés de la grotte de la Luire.

A 80 ans - elle les a fêtées il y a quelques jours - Rosine Crémieux intervint d'abord pour rendre hommage aux trois médecins et au révérend Père, fusillés... "qui nous ont inspiré dans le présent et dans l'avenir". Expliquer aussi comment elle n'a pas pu parler dans un premier temps : "J'ai très bien vécue en ayant mis ça de côté" reconnaît celle qui est devenue ensuite psychanalyste. Constatant aussi que d'autres infirmières survivantes avaient elles-aussi très rapidement mis de la distance avec le lieu des événements, le Vercors mais aussi l'Europe : "Moi, j'ai traversé l'Océan, j'ai eu une bourse pour Harvard, puis je suis allée au Québec... D'autres sont parties en Indochine".

L'ancienne infirmière déportée, peut désormais expliquer aussi comment elle a été cachée lors de son évasion d'Allemagne "cachée par des Allemands"... Et à propos de la déportation, de constater que beaucoup de ses camarades parlaient, faisaient des récits très détaillés, "mais pour moi, ce n'est arrivé que plus tard. Il y a quelques années seulement, un peu comme s'il y avait eu une ligne de démarcation, avant de faire activage de cette mémoire". Voilà qui renvoyait directement à ce que l'historienne Anne-Marie Granet-Abisset dira quelques instants plus tard sur le "récit distancé, désincarné", ce que l'on ne peut pas dire pour se protéger soi-même, et la "mémoire négociée" quand le temps a fait son oeuvre.

Article paru dans l'Impartial

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